Ce que le capitaine
Marcheterre avait prédit ne manqua pas d'arriver. Une détonation
semblable aux éclats de la foudre se fit
bientôt entendre ; et le bras de la rivière, s'échappant
furieux de son lit, vint prendre à revers
cet énorme amas de glaces qui n'ayant rencontré jusque-là
aucun obstacle, poursuivait toujours sa marche triomphante.
On crut, pendant un moment, que cette attaque brusque et
rapide, que cette pression soudaine refoulerait
une grande partie des glaces du côté du nord,
comme le capitaine l'avait espéré. Il s'opéra
même un changement momentané qui la refoula
du côté des spectateurs ; mais cet incident, si favorable
en apparence à la délivrance de Dumais,
fut d'une bien courte durée ; car, le lit de la
rivière se trouvant trop resserré pour leur livrer
passage, il se fit un temps d'arrêt pendant
lequel, s'amoncelant les unes au-dessus
des autres, les glaces formèrent une digue
d'une hauteur prodigieuse ; et un déluge
de flots, obstrué d'abord par cette barrière
infranchissable, se répandit ensuite au
loin sur les deux rives, et inonda même
la plus grande partie du village.
Cette inondation soudaine,
en forçant les spectateurs à chercher un
lieu de refuge sur les écores*
de la rivière, fit évanouir le dernier espoir de secourir
l'infortuné Dumais. Ce fut un long et opiniâtre
combat entre le puissant élément et l'obstacle
qui interceptait son cours ; mais enfin
ce lac immense, sans cesse alimenté par
la rivière principale et par ses affluents, finit par s'élever
jusqu'au niveau de la digue qu'il sapait
en même temps par la base. La digue, pressée par ce poids
énorme s'écroula avec un fracas qui ébranla
les deux rives. Comme la Rivière-du-Sud s'élargit tout à
coup au-dessous du bras Saint-Nicolas,
son affluent, cette masse compacte, libre de toute obstruction,
descendit avec la rapidité d'une flèche
; et ce fut ensuite une course effrénée
vers la cataracte qu'elle avait à franchir
avant de tomber dans le bassin sur les rives du Saint-Laurent.
Dumais avait fait, avec résignation, le
sacrifice de sa vie : calme au milieu de
ce désastre, les mains jointes sur la poitrine,
le regard élevé vers le ciel, il semblait absorbé dans une
méditation profonde, comme s'il eût rompu
avec tous les liens de ce monde matériel.
Les spectateurs se portèrent
en foule vers la cataracte, pour voir la
fin de ce drame funèbre. Grand nombre de personnes, averties
par la cloche d'alarme, étaient accourues
de l'autre côté de la rivière, et avaient aussi dépouillé
les clôtures de leurs écorces de cèdre
pour en faire des flambeaux. Toutes ces
lumières en se croisant répandaient une
vive clarté sur cette scène lugubre. On
voyait, à quelque distance, le manoir !
seigneurial, longue et imposante construction
au sud-ouest de la rivière, et assis sur la partie la plus
élevée d'un promontoire qui domine le bassin
et court parallèle à la cataracte. À environ
cent pieds du manoir, s'élevait le comble
d'un moulin à scie dont la chaussée était
attenante à la chute même. À deux cents
pieds du moulin, sur le sommet de la chute, se dessinaient
les restes d'un îlot sur lequel, de temps
immémorial, les débâcles du printemps opéraient
leur œuvre de destruction. Bien déchu
de sa grandeur primitive, - car il est probable qu'il avait
jadis formé une presqu'île avec le continent,
dont il formait l'extrémité, - cet îlot
formait à peine une surface de douze pieds carrés
à cette époque. De tous les arbres qui lui donnaient autrefois
un aspect si pittoresque, il ne restait
plus qu'un cèdre séculaire. Ce vétéran,
qui pendant tant d'années, avait bravé
la rage des autans et des débâcles
périodiques de la Rivière-du-Sud, avait fini par succomber
à demi dans cette lutte formidable. Rompu
par le haut, sa tête se balançait alors tristement au-dessus
de l'abîme, vers lequel, un peu penché
lui-même, il menaçait de disparaître bien vite, privant
ainsi l'îlot de son dernier ornement.
* Écore : Mot
issu du vieux français et dérivé du verbe écorcher décrivant
les parties irrégulières des berges de la rivière. |